Journal d’un cargo /2
Un soir sous les étoiles au milieu de l’océan, debout sur le balcon d’observation du pont de commandement. A l’intérieur, Eustace, l’officier de garde, est penché sur une carte dans une douce lumière jaune, des lunettes sur le nez. C’est le seul visage humain visible à la ronde, comme une discrète lanterne. Il y a le métal de la rambarde sous mes doigts, le bruit des vagues, du moteur et du mouvement circulaire du radar, juste au-dessus de ma tête.
On est quelque part sur l’un des cinq océans de cette planète qui tourne dans l’espace, on respire sous la netteté des astres et des amas, alors on se perd vite et volontiers dans les concepts cosmiques. Mais il y a une présence qui calme tout : celle d’un homme immobile et silencieux, debout à quelques mètres de moi. « C’est le watchman », m’a dit Eustace. Celui qui surveille quatre heures chaque nuit, les mains dans les poches de sa veste noire et le capuchon relevé, debout sur cette passerelle, l’avant et l’arrière du bateau, sauf lors de ses rondes sur le pont.
C’est le deuxième soir que le côtoie, durant un long moment, mais je n’ai toujours pas vu son visage. On ne s’est dit que « bonsoir » et, à mon retour à l’intérieur, on ne se dira que « bonne nuit ». Je sais qu’il s’appelle Kaio, Eustace me l’a dit, et j’ai vu, un matin, sa paire de gants déposée sur le seuil d’une coursive, son nom y était inscrit au feutre noir. Je sais qu’il est originaire des îles Kiribati, comme la moitié de la vingtaine de marins présents sur le cargo, comme beaucoup de marins éparpillés de par le monde. Pour le reste…
Forcément, en dix jours, on pose le plus de questions possibles, on écoute quelques histoires qui forment petit à petit des personnages dans notre tête, et ces personnages ont chacun leur scène.
Celle d’Eustace, le 3e officier doux comme son nom, qui a voté pour la dernière fois en 1996, puisqu’il a passé tous les autres scrutins de son pays en mer : penché sur la console, le téléphone à l’oreille, conversant par radio dans sa langue, le Bisaya, avec un autre Philippin de garde sur un autre cargo dans la nuit, à quelques milles de là.
Celle de Jörg, le « Master », comme on appelle parfois le capitaine, qui aime bien pinailler avec la bouffe qu’on lui sert : appuyé sur une main-courante, transpirant dans son tee-shirt gris et son pantalon de coton, contemplant le crépuscule après son jogging et m’informant, les yeux toujours sur l’horizon : « Demain, on arrête complètement les moteurs, Herr Ruf. Ensuite, soit on repart, soit on pagaie. »
Celle de Toni, l’étudiant berlinois en conception de bateaux, qui a décidé de faire un stage de trois mois en pleine salle des machines, un vrai pont entre deux mondes : debout face à l’horizon (oui, lui aussi, mais, comment dire : ça vous arrive souvent, sur un bateau…), de nuit, pour me montrer les méduses qui clignotent dans le courant, et tout à coup saisi par cette invraisemblable étoile filante, bleue puis verte puis orangée : « Woooooh ! Das war nicht schlecht. »
Celle d’Itintekoraki, un « marin ordinaire », dixit la liste d’équipage : en combinaison bleue à la proue, un tuyau d’arrosage dans les mains, le sourire et les cheveux au vent pour m’expliquer qu’il n’a pas vu sa femme depuis dix mois, qu’aux Kiribatis vivent 10 ou 20’000 personnes (selon Wikipédia, 100’000) et qu’on y devient marin, pêcheur ou employé du gouvernement, cette dernière condition étant son objectif à long terme, pour pouvoir rester chez lui.
Celle de Leo, le cuisinier de Manille, assis l’air crevé dans le salon de l’équipage, où se trouvent une télé, une Playstation, un ordinateur, un synthé, une guitare à laquelle il manque un clou pour fixer la corde du mi, une table à jouer, des canapés et une petite table sale jonchée de magazines de voiture allemands : fumant sa clope, se plaignant des constants changements d’heure (« ça détériore ton esprit ») mais toujours avec ce rire un peu forcé, comme lorsqu’il lance que « c’est peut-être mieux d’être journaliste »…
Des scènes et des personnages, oui, mais dix jours passent, et on n’aura pas répondu, on ne veut peut-être pas répondre à la question qu’on se pose, au sommet du rafiot, juste sous les pales blanches du radar qui tournent sans s’arrêter : à quoi pense Kaio, sous la voûte étoilée, lui qui a quitté pour onze mois son foyer à l’exact opposé du globe, au milieu du Pacifique ? A quoi pense le watchman ?
Songer, de temps en temps, à ces hommes debout sur le pont, dont on ne voit pas le visage, ni ce qu’ils observent en gardant le silence.
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4 Responses to Un watchman dans la nuit
Waow.
Juste waow.
Quel monde à part tu as côtoyé durant ce trajet. « Que faites-vous dans la vie ? » « Je suis Watchman »…
Ce billet est la dernière chose que j’ai lue avant d’éteindre la lumière.
Du coup j’ai rêvé que je voyageais en cargo! On passait au raz de falaises turquoises et les passagers changeaient constamment de visage et d’identité, on jouait à se prendre en photo en faisant des duck face – tu n’y étais pas, les rêves n’ont aucun respect pour les droits d’auteur.
Oui, mais souviens-toi de l’érudit Timothée L.: méprisons l’auteur et recyclons ce rêve dans l’AJARoue de la fortune.