Journal d’un cargo /1
Il est 14h30, et je suis dans la petite salle de fitness du Hanjin San Diego, devant l’ordinateur de l’équipage, en train d’écrire un texte pour L’encre de Patagonie que j’enverrai à mon frère pour qu’il le mette en ligne, lorsqu’une alarme retentit dans le bateau.
On ne m’a prévenu de rien, alors je cours aux escaliers, et je tombe sur les gars de la salle des machines, avec leurs casques et leurs gilets de sauvetage. Lars, un immense bonhomme, me dit : « Manœuvre. Evacuation du bateau. » Ils ne s’arrêtent pas, descendent au pont B. Toni, le stagiaire de 27 ans, se retourne. « C’est un test. »
Je cours prendre mon casque et mon gilet, mais j’ai quand même l’air complètement idiot, devant le canot de sauvetage, en shorts, tee-shirt et baskets de ville, au milieu de ces hommes de la mer en salopette, en bottes et en polaire. Siegmund, dit « Edy », l’adjoint du capitaine, arrive, me fait remarquer que j’ai là le pire accoutrement possible pour une éventuelle évacuation, puis supervise la manœuvre. Les marins kiribatis ne mettent pas le canot à l’eau, mais abaissent la grue un bon bout, sous son regard nerveux. Il tripote ses clés dans sa poche et gueule ses ordres de temps en temps, tandis que le capitaine surveille tout cela depuis le balcon du pont de commandement, avec son talkie-walkie. Je me fais tout petit dans un coin, et j’entraperçois, l’espace d’un instant, la raison pour laquelle un marin doit être un type solide, décidé, brut. Un vieux briscard hanséatique, avec ou sans la boucle d’oreille. Un taiseux, aussi. Parce que de temps en temps, les choses deviennent sérieuses.
Le voici, le bon mot : brut. Le mot qui arrive dans la figure, déjà en grimpant la passerelle à la main-courante poisseuse, et qui demeure, malgré le confort de la cabine, et le gâteau des officiers tous les dimanches à 15h. Les monstres mécaniques du port, puis les odeurs un peu rances, à la poupe, les échelles rouillées, les combinaisons grises et le quotidien de ces hommes entre vingt et cinquante-cinq ans, les regards, les gestes, et la lumière et le vent. Et l’effet du brut sur le jeune intello aux longues mains, l’unique « passager », est double : parfois il est piqûre de rappel, lucidité soudaine qui le remet à sa place. Mais le plus souvent, il agit comme une drogue.
Le vent dans la gueule, penché sur les gerbes d’écume – ces deux mots si bruts, garba, skum – qui scintillent dans l’air, puis retombent : un psychotrope. On en revient en planant quelques minutes dans un vague nuage postorgasmique. Avec une question : pourquoi la vision d’un couple de thons, surgis des flots précisément là où se trouvait mon regard, une fois, puis deux, pourquoi cette vision me transporte-t-elle de joie ?
On retourne encore à la proue, se pencher voir l’ancre et la quille, allez, encore un peu… Avant de rentrer manger une cuisse de poulet parmi les briscards hanséatiques, russes ou philippins, qui écoutent une radio allemande enregistrée sur CD en 2009 (« demain, il fera 30°C à Francfort »), échangent deux-trois mots, deux-trois gestes, ou se taisent.
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2 Responses to Gerbes d’écume
Magnifiques photos! Je viens de lire Le réducteur de vitesse, de Blain, ça m’y fait penser.
C’est toujours un plaisir de te lire, on attend la suite des aventures!
Merci beaucoup! Je serais curieux de lire cette BD à mon retour…