Journal d’un cargo /3

« C’est vrai, ça, pourquoi tu voulais voyager en cargo, en fait ? »

Il est mercredi 14 novembre, peu avant le coucher du soleil, et nous attendons un taxi à l’entrée de Port Elizabeth, Newark, New Jersey. C’est donc quelques minutes avant que je ne lui dise au revoir, devant un centre commercial où les quatre gaillards des machines vont passer leur après-midi de libre, que l’immense Lars me pose la question. Toni me l’a posée avant lui, bien sûr, et le capitaine, au deuxième ou au troisième petit-déjeuner. Et l’inspecteur de réservoir, totalement incrédule, sur le quai d’Algeciras. Et pas mal d’autres personnes, proches ou rencontrées en passant.

J’ai tenté de répondre avec lucidité. Mais sans pouvoir éclaircir tout à fait les doutes dans les regards. Car être passager sur un cargo, en 2012, c’est forcément être à part, c’est forcément prendre un chemin de traverse vers l’inutile et, surtout, vers le luxe. Le luxe d’avoir le temps et les ressources financières avec soi. Un peu comme partir six mois pour l’Amérique, tandis que tant d’autres, à la maison ou sur le chemin, n’auront jamais d’autre horizon que le travail quotidien. Comme voir New York dérouler ses rivières et faire progressivement avancer ses gratte-ciels depuis le pont d’un navire, à côté d’un pilote moustachu qui dit holy shit au moment où le radar passe à quelques centimètres des boulons du Bayonne Bridge, et une deuxième fois holy shit lorsque le pont est derrière nous. Ou comme prendre un bus pour Manhattan. Ou comme les hipsters de Brooklyn, les hot-dogs du Village, les squelettes de diplodocus d’Upper West Side, les M&M’s de Times Square, les bières de Williamsburg.

A la reconnexion, j’ai découvert un message vocal d’Andy, qui est en Australie, parti lui aussi pour un beau voyage, dix semaines à travers l’Asie. Il était curieux d’en entendre plus sur ma traversée. Sur la sensation que ça doit procurer, d’être, à un e-mail près, privé d’Internet. « Je m’imagine que ça doit être une forme de liberté. » Tu crois que Lars l’aura compris, Andy ?