Presque fictif (2)
Il attend. Dans les couloirs bleus de l’Unité du Voyageur de l’Hôpital Carlos III de Madrid, il n’y a pas grand monde. Un jeune barbu qui disparaît par l’une des portes, son carnet jaune à la main. Un jeune couple et leurs deux garçons, en pull bleu identique, qui observent leur papa barbu déballer une batterie d’appareil électronique. Il attend, depuis quelques minutes seulement, lorsqu’une autre porte s’ouvre sur une gentille doctoresse, qui le fait entrer pour lui injecter le deuxième rappel de son vaccin contre la rage – car il s’en va vers un continent méridional, où les fièvres ont apparemment une couleur ou un nom terrifiant, et où il est interdit de se laisser lécher par les animaux.
Or il s’attendait à tout, en cherchant à pied et en bus cet hôpital trouvé sur Internet. A ce qu’il soit fermé. A ce que l’Unité du Voyageur et de Médecine tropicale soit fermée. A ce que les horaires de consultation ne concernent que le matin. A ce qu’il y ait une file d’attente d’une heure ou deux (ou trois). A ce qu’il faille prendre rendez-vous pour trois semaines plus tard, lorsqu’il serait déjà sur l’Atlantique. A ce qu’on lui fasse acheter le vaccin ailleurs, à telle pharmacie de l’autre côté du bâtiment, ouverte de 8 à 14h…
Bref, il s’attendait à ce que sa petite expérience de l’Espagne, et la lecture d’un texte d’un écrivain du XIXe siècle nommé José Mariano de Larra, lui avaient appris à attendre : vuelva usted mañana, revenez demain. Oui, c’est cliché. Mais il a assez ouvert de comptes en banque, signé de contrats de téléphonie, envoyé de paquets à la Poste, fait les courses au supermarché ou tenté de louer une voiture – ouverture de l’agence de 16h30 à 17h, n’est-ce pas, grand frère, se rappelle-t-il – assez fréquenté surtout les « centres de santé » du pays – un doigt coupé, une syncope, une sinusite ou deux… – pour savoir que les files d’attente, que les guichets, que les distributeurs de numéros, en Espagne, font partie d’une vaste stratégie pour entrer en contact avec n’importe qui, se raconter sa vie ou les derniers potins, avant d’accomplir enfin, après un long moment, la tâche officiellement à accomplir. Et au fond, le temps à sa disposition dans cette péninsule ayant toujours été un temps de vacances, d’études et de grasses matinées, un temps extensible, au fond il adore ça. Il avait donc pris son carnet, son magazine et son livre, en sachant que quoi qu’il arrive, ce serait toujours un jeu d’enfants à côté de ce qui l’attend en Amérique du Sud…
De fait, les jeux d’enfants, c’est parfois encore trop compliqué, se dit-il en pensant à Calvin & Hobbes. Car tout était ouvert, hôpital et unité ; il n’y avait pas de file, la doctoresse gardait le vaccin au frais, et n’eût été – quand même – un petit épisode administratif extraterrestre, il serait ressorti après dix minutes. Alors il l’a fait durer, le passage aux admissions, avec cette jeune brune aux cheveux courts et cette jeune blonde aux cheveux longs, qui ne pouvaient rien au côté compliqué de l’histoire, ni l’Espagne, d’ailleurs. Non, cette fois, c’est le vieux peuple suisse et sa non-adhésion à l’Europe qui ont transformé la petite salle aux néons en case de BD, avec des gros points d’interrogation au-dessus de la tête de tous les personnages. Qui doit payer ? Et comment ? Ça marche, cette carte d’assurance suisse suspicieusement européenne d’un seul côté ? Il a fallu entrer ses coordonnées postales dans le système, au cas où, mais « Lausanne » n’a pas été acceptée comme ville espagnole. Après quelques conciliabules en coulisses, la blonde est revenue avec une feuille qui stipulait qu’il devrait payer son vaccin si son assureur refusait de s’en charger. Elle la lui a tendue, en précisant : « Tu peux la signer, si tu veux. Ou pas. »
S’est alors exprimée une collègue en blouse blanche qu’il n’avait pas vu entrer, la cinquantaine, les cheveux frisés. « De toute façon, tu ne vas jamais la recevoir, cette facture. » Ses jeunes camarades ont approuvé. « C’est la crise, fiston, elle nous affecte tous », a continué la dame, debout devant le bureau de la jeune brune. Et, gravement, elle a pris l’écran d’ordinateur entre ses mains, a doucement posé son front dessus, et s’est mise à rigoler.
Ecrit entre l’hôpital Carlos III et la gare de Chamartín, le 24 octobre 2012.
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3 Responses to La crise, fiston
Encore une fois tu m’as bien fait rire. T’es le plus fort, Matt ! Tout d’bon à+
Merci Alain! Tu es le plus fidèle des commentateurs!
Vieux routard,
Depuis que tu es parti, je ne te vois plus.
Tu ne me manque pas, mais je trouve ton attitude odieuse.
Alors reviens ! Ou tu mourras étouffé par des raisins verts.
A moins que tu ne penses que Lydia est vraiment la femme de ta vie…
Je te souhaite de ne plus avoir de commentaires d’Alain sur ton blog.
P.S. : On t’aime quand même, mais pas d’entourloupes, gare à toi !
T.L., G.C., J.G., D.V., N.S., J.M. (en direct live exquis)
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