Une pensée pour Erasme

Train de nuit pour Lisbonne, 27 octobre

Il est 23h28, et le classieux wagon restaurant est désert. Sur la banquette la plus proche de la cuisine, un serveur en gilet et chemise à carreaux, la cinquantaine, fait des additions. Il porte un tablier blanc, des lunettes, et une sorte d’élégance triste que j’attribue un peu inconsciemment à tous les Portugais, à cause de leur langue. Devant moi, une petite salade de riz au jambon, une bière, et du beurre salé.

Le train a quitté Avila depuis un moment déjà, et file à travers les campos de Castilla, impalpables dans la nuit. Prochain arrêt ? Salamanca. Mais je n’ai même plus peur de la voir, cette cathédrale illuminée sur l’horizon. Même plus peur de retrouver à l’éclairage blafard ce quai que j’ai quitté en plein jour, il y a plus de cinq ans.

Salamanca. Allez, les vieux démons. Venez rôder, venez déployer votre langueur, la déposer avec obséquiosité en un voile sur mes épaules. Venez nostalgie, petite et grande mélancolies, idées platoniciennes de l’Amitié, du Beau et de l’Amour. Souvenirs épars se rassemblant comme les galets soulevés d’une seule vague. Dates. Mots. Visages. Chansons. Moins que rien : morceaux de pavés, de plaisirs passés. De sagex baptisés dans la nuit. Graines semées de pousses qui pour certaines vivent encore, et s’épanouiront de longues années, pour d’autres ont été déracinées. Classées dans l’herbier des fleurs séchées.

Reste le moins incertain : les traces partagées. Sur Facebook, un ami grec d’alors vient de publier une photo qu’il avait prise de son balcon : la cathédrale illuminée, entre un ciel crépusculaire et des toits qu’on voudrait caresser de la main. Il y a taggé une trentaine de personnes, ses amis de tous pays, ses amis de cette année-là.

Erasmus. L’ami grec a ressorti un miroir vieux de cinq ans, mais qui semble d’un autre siècle, et tout le monde y a revu sa propre version d’une banalité : un bref épisode de la vie de millions d’étudiants, renouvelés chaque année. Pourtant, plusieurs des taggés ont laissé des commentaires, qui exhibent l’intensité des souvenirs épars, dates, mots, visages, chansons, rassemblés en une seule vague – cette  photo, et les noms qu’elle appelle, sans aucun besoin d’explication. C’est rassurant : à chacun ses vieux démons. D’autant que juste derrière leurs cornes fatiguées, les éclipsant chaque jour davantage, irradie une sorte de reconnaissance dorée…

Le serveur à l’élégance triste et son acolyte à manches courtes se sont servi deux assiettes, côte à côte. Des tomates, du thon, des poivrons, des oignons, du Sprite et du vin rouge. Un troisième s’assied en face d’eux, les additions sont terminées pour ce soir. Le train repart dans l’autre sens, vers l’Ouest, vers l’Amérique, vers Lisbonne. Vers Salamanca. J’attends le quai surréel et la silhouette de pierre orangée pour célébrer les cinq ans d’Erasme, au beurre salé. Obrigadissimo.

2 Responses to Une pensée pour Erasme

  1. Heidi

    Brillantissime… percutant… troublant… J’adore!

  2. Florian

    Très beau texte! Ah le passé…

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