Dialogue imaginaire, pour Daniel.

D: – Alors, mon vieux, qu’est-ce que ça fait, de rentrer de quatre jours de vélo et de marche autour et jusqu’au Machu Picchu, le long des rivières et des vallées, entre les pics et les volutes de brume, en compagnie d’Argentins, de Chiliens, d’Uruguayens et d’Allemands rigolos, de rentrer de tout cela, donc, à ton hôtel de Cusco pour y découvrir ton grand sac à dos trempé jusqu’aux coutures, ordinateur inclus ?

M : – D’abord, c’est le choc. Tu viens de passer quatre jours heureux dans la jungle et sur les pentes. Tu rentres d’une journée commencée à 4 heures du mat, lors de laquelle tu as marché pendant sept heures sur mille mètres de dénivelé, tu es entré de tes petits pas de fourmi humaine dans l’enceinte de l’une des sept merveilles du monde des fourmis, tu as vu la brume se dissiper autour d’un pic dressé entre les contours puissants de la rivière Urubamba – un pic qui paraissait immense et qui, une fois contemplé depuis 3000 mètres, semble un petit sapin dans une forêt de pins californiens ; tu as regardé regardé regardé la rivière le ciel les montagnes la jungle les papillons les temples du soleil, le nouveau chemin inca découvert il y a peu dans l’inextricable montagne d’en face se perdant dans les nuages, tu as sué sué sué dans ton sac à dos pour faire comme les Quechuas, tu as imaginé la cime blanche du Salkantay au-delà du visible, tu es redescendu, tu as pris un train et un bus, tu n’as plus de caleçon propre, tu rêves d’un bon lit et d’une douche et boum. Ton sac est détrempé et dégueulasse, à cause d’une inondation dans l’hôtel, les égouts complètement saturés ont explosé pendant ton absence, et l’argent n’a pas d’odeur mais tes 80 dollars glissés dans une chaussette noire, eux, sentent la merde.

D : – Et tes carnets ?? Pauvres plumitifs que nous sommes, qu’est-ce que ça fait d’extraire du sac de merde tes carnets et tes feuilles de notes effacés ?

M : – Bon, ca lui apprendra, au plumitif : ce qui est écrit au stylo a survécu. Tout ce qui l’était à la plume à réservoir a disparu, les feuilles gondolées et vierges à nouveau, comme une invitation au palimpseste de mon propre voyage… Et puis non, je n’apprendrai rien. Je continue d’écrire à la plume.

D : – Et alors ? T’as tapé l’hôtelier ? T’as appelé l’ambassade ? T’as pondu un reportage dans les égouts de Cusco ?

M : – Non, je me suis assis la tête entre les mains un petit moment, puis j’ai suivi mes amis Pauline et Camilo dans un autre hôtel, et j’ai dormi. Les jours suivants, j’ai amené mes appareils électroniques chez un geek péruvien. Verdict : lecteur MP3, enregistreur, PC hors-service. Une leçon de détachement, quoi, et des emmerdements pour continuer le blog. Malgré tout, ça a été d’excellents jours, à Cusco.

D : – Ouais, ouais, je sens que tu me caches quelque chose… Et là, tu pars pour Arequipa, puis le Chili. Et la jungle péruvienne ? Les montagnes des incas ? Tu vas nous laisser comme ça ?

M : – T’as qu’à regarder les photos. Une chose, tout de même : les flots de l’Urubamba jaillissent, explosent et grondent comme les entrailles d’un empire englouti. Un empire inca, si tu veux. Quand tu es au bord, quand tu les regardes depuis le bord du ciel, tu respires et ça te laisse comme des globules de beauté dans le sang. Comme avec un visage aimé.

D : – Un visage aimé, hein. Tu ne couverais pas une petite mélancolie, toi ?

M : – Non, bien au contraire. Comme un type l’a blogué ailleurs : je ne sais pas pourquoi, mais ça me fout la pêche.