Il est peu avant sept heures du matin à Santa Filomena, village de quelques milliers d’âmes qu’on atteint, depuis la Panaméricaine, par une piste cahoteuse qui grimpe 2400 mètres, et précipite les lacets alpins reliant St-Luc à Zinal au rang d’autoroute.
Il est peu avant sept heures, le soleil émerge d’entre les montagnes nues, et des centaines de fourmis bleues à tête rouge s’amoncellent sur une petite colline de pierres qui domine deux cabanes, une petite croix et une bouche noire ouverte dans la terre.
Je les regarde un moment, éberlué, le ventre alourdi par un petit déjeuner d’avoine, de lentilles et de riz. Puis César, large et calme gaillard au visage plat, me fait entrer, quelques pas poussiéreux plus loin, dans l’économat de l’entreprise. « Taille 43, ou 44, on n’a pas, hein ? » demande-t-il au maître des lieux, que j’aurai cinquante fois l’occasion de confondre avec tous les hommes casqués me croisant sous le soleil d’un « bonjour » ou d’un « bon après-midi ». Après un petit tour entre les étagères, il m’amène un sac en plastique contenant une paire de chaussures de chantier noires, flambant neuves. Va pour du 43, les orteils rentrés.
César Neyra est l’un des deux responsables de la sécurité sur la concession de SOTRAMI SA. « Parfait ! » lance-t-il en me voyant enfiler un pantalon kaki qui aurait la place d’accueillir Michael Moore. Deux minutes plus tard, une veste trop large aux épaules et trop courtes aux manches sur le dos, j’ai l’impression d’avoir revêtu mon uniforme de la Protection civile, à ceci près qu’à Santa Filomena, l’une des innombrables mines d’or du Pérou, il se passe quelque chose d’intéressant.
Sept heures vingt : la consultation du lundi matin a commencé. Les mineurs écoutent sous leurs casques rouges, disséminés sur les ruines de ce qui était, jusqu’il y a quatre ans, le village, relocalisé, depuis, cinq cents mètres plus loin – la « terre promise », me dira plus tard un vieux de la vieille. Ils ressemblent à une armée rebelle écoutant leur chef détailler la stratégie d’attaque pour faire rôtir l’Etoile Noire de l’Empire, mais, en l’occurrence, le chef est l’ingénieur Soto, le boss de César, qui leur rappelle quelques consignes de sécurité. Certains d’entre eux demandent la parole pour exprimer leurs doléances, « ça, ingénieur, ça ne va pas, ingénieur ». Rolando, le moustachu directeur de production, écoute les bras croisés puis, à la demande générale, s’empare du mégaphone, mais pour appuyer Soto.
La température est agréable, à cette heure, le soleil du désert ne tape pas encore sur les oreilles, mais tout en blaguant, en conversant, on se disperse bientôt, on forme une file indienne, on disparaît un à un dans la bouche noire. Il est huit heures : César m’installe ma lampe frontale, mon filtre à poussière. Il sourit : « Entrons dans la mine. » Nous entrons.
Le mieux, pour comprendre ce qui suit, est d’imaginer un cousin de Dark Vador en train de descendre l’échelle d’une interminable cage d’ascenseur, les cuisses qui tremblent et une sacoche d’appareil photo autour du cou l’empêchant de voir où il met les pieds. En tenant compte du fait que la cage d’ascenseur rétrécit à tel point, de temps en temps, que le cousin de Dark Vador défie mentalement Michael Moore de venir faire, lui, un reportage pareil. Et dire que je trouvais « brut » l’univers des marins.
La mine de Santa Filomena a onze niveaux souterrains. Parce que j’ai claironné vouloir photographier les mineurs en action, César a décrété que nous descendrions au septième sous-sol, là où ont lieu les perforations. Au deuxième, je rigole. Au troisième, je sue comme un taureau dans l’arène de Pampelune. Au quatrième, lors d’une brève pause au bord du tunnel incliné du chariot par lequel passent tous les chargements – contrairement à celui d’Indiana Jones, celui-ci est jaune, hermétiquement fermé et porte en grosses lettres le mot CATERPILLAR – César croit bon de m’expliquer les différents codes du panneau de contrôle du chariot : une sonnerie pour l’arrêter, deux pour le faire descendre, trois pour le faire monter, une longue plainte quand il y a urgence, etc. Les tempes broyées par mon casque de champion, je fais de mon mieux pour avoir l’air de l’écouter. Hormis le ronronnement rocailleux du monte-charge, il n’y a aucun bruit dans la mine, jusqu’à ce qu’un garçon en marcel n’arrive, tirant un autre chariot – du 100% Indy, celui-là – chargé de pierres, qu’il déverse dans un bruit d’enfer à travers une grille sur le sol.
Chaque échelle mesure trois mètres, et il y en a 71 jusqu’au niveau 7. Nous allons donc, en comptant la longue pente à l’entrée de la mine, bientôt atteindre 300 mètres de profondeur.
Au niveau 7, il ne fait pas plus frais. César répare mon casque avec du fil de fer. Je prends des photos de pantalons qui pendent depuis une corde dans un tunnel. Roche, poussière, obscurité balayée par les ampoules du plafond et au front des hommes. Il faut quelques contorsions pour atteindre un sous-niveau d’un mètre cinquante de haut, où perforent deux messieurs, Buenos días, buenos días ! Je mitraille. Je sue. Mon casque me scie le front. Et puis merde, ça ira comme cela.
Nous remontons. Cette fois, Dark Vador sent la fin de l’Empire approcher : mon masque fait un bruit de pales d’hélicoptère. Je dois me reposer presque à chaque niveau. Parfois des sacs de riz entassés obstruent le passage, remplis de pierres de différentes tailles. A la lumière de la torche, elles brillent de jaune, de rouge, de blanc. Le minerai.
Quelques centaines d’échelles avant la surface, nous atteignons un croisement où une dizaine de mineurs, avachis contre le mur ou sur les sacs de riz, prennent leur pause. Je me laisse tomber sur un replat rocheux. Le type à ma droite ouvre un immense sac en plastique rempli de feuilles de coca à mâcher, et m’invite à me servir. « Pour que tu finisses la remontée en courant », ajoute César, et tout le monde rigole. Je m’exécute. « Il ne faut pas avaler », m’explique un jeune à barbichette originaire de Lima, assis en face de moi. « Tu en prends assez pour former une boulette que tu gardes dans la joue, et tu la craches, plus tard. » Je mâche, mais quelque chose cloche : pas de boulette à l’horizon. « Chez moi, la coca disparaît », dis-je. Hilarité générale. Je prends quelques photos. Ça blague. « Tu vas être dans une revue européenne, pé ! » Ça mâche, ça rigole. Bientôt, pour eux, l’heure de remonter manger. Puis de descendre à nouveau les milliers d’échelons pour ramper, porter, perforer. Ceux qui ont commencé tôt finiront à 14 heures, puis joueront au foot sous le soleil ardent, sur un terrain de pure poussière. Il n’y a pas un arbre à Santa Filomena, et très peu d’eau, que des camions amènent dans des citernes depuis un bassin de rétention, une heure plus bas. Les mineurs travaillent six jours sur sept ; parfois, le dimanche, ils partent en excursion à la plage. Ou jouent au foot dans la poussière.
Ils gagnent 1200 soles (500 francs suisses) par mois, et se serrent la main un nombre incalculable de fois par jour. Ils forment le personnel de la première mine d’or du Pérou certifiée « fairtrade/fairmined » par un organisme de commerce équitable. Ils suivent des règles strictes de sécurité, dépendent d’un directoire d’anciens mineurs du lieu, peuvent demander, en cas de maladie, un soutien au (maigre) fonds constitué par la prime sur l’or certifié que verse un joaillier anglais. En sortant de la bouche noire, épuisé, sifflant ma bouteille d’eau distribuée par The Coca-Cola Company, je n’ose imaginer ce qu’est, en comparaison, la vie des millions de mineurs moins bien lotis, moins protégés, illégaux, qui creusent à n’en plus finir des galeries à peine respirables dans le vaste et si riche sol de ce continent.
6 Responses to Buenos días, sous la terre
Magnifique. Et comique. Ta plume nous manque décidément…!
Magique. Et cosmique. Ta bouille nous manque décidément…!
T’es trop con, Dan! Merci Linda!
Bravo Matthieu, courageux et magnifique reportage! On est ravis d’avoir un témoignage de plus sur nos partenaires de Sotrami.
Super Mateo lo lograste, una publicación que refleja la realidad > felicidades.
And this from the man who said he had no desire to go to dangerous places and for a story. It seems you keep contradicting yourself, my friend!
What an amazing experience. Thanks for sharing it with us and for the wonderful pictures that make it all so real.
I hope your story was published back home. This is worth the ink!