Dialogue aux fourneaux

Chez Leticia

M : Et comment tu vas faire, si t’as pas de mixer ?

D : Ben avec les doigts.

M : Aha, en fait tu faisais ton indigné en voyant la pelote basque à la télé tout à l’heure, mais inconsciemment tu leur envies leurs grosses paluches cornées, à ces matraqueurs de balles.

D : Putain mais ouais t’as vu les moignons surdimensionnés qu’ils se paient les types ? A frapper comme ça dans une petite balle dure comme du caillou, à mains nues, jusqu’au sang et aux cals, ces Basques ont franchement une petite colère atavique à assouvir.

M : Et dire que je m’imaginais la pelote basque comme une sorte de sport de gentlemen, le choc est rude. Mais au fond, mieux vaut ça que balancer des bombes.

D : Hé, mais j’avais écrit « colère génétique » dans ma réplique précédente ! Tu changes mes réparties, maintenant ?? « Atavique » ?? Tu veux vraiment me faire paraître plus snob que je suis, hein ? Salaud, moi je ne dis pas à tout le monde que tu te traînes une petite mélancolie depuis hier, non ?

M : Et bien voilà, tu le dis à tout le monde, grand gland. Ben je m’en fous, on a bien le droit de traîner une petite mélancolie quand on rencontre un si joli sourire. Et ta soupe à la courge, d’abord ?

D : Je m’y attèle ! Ta quiche normande n’est pas en reste, ça commence à sentir impitoyablement bon dans cette cuisine-garage ! Tu crois que ça va le faire avec le cidre basque ?

M : Oui, de toute façon vu la tête de notre hôte Leticia, quand je lui ai annoncé le mélange pommes-lardons-oignons, ça m’étonnerait qu’elle se roule par terre de bonheur, mais au moins, on lui aura élargi son horizon ! Comme quand on a chanté Brassens et Bashung, hier.

D : Et Leonard Cohen, et Bob Dylan, et Johny Cash ! Que du gros lourd de feu de camp ! Que c’est bon de dérouler ses clichés en toute impunité. Dire que c’est elle, Leticia, qui nous répète depuis hier, comme pour s’excuser, que tout le monde dans son village est malheureusement super cerrado (en mimant une petite case fermée vers ses yeux et son front)… Tu la trouve « bornée », toi, la joyeuse compagnie qu’on rencontrée ici ? Entre ceux qui veulent te montrer leurs escargots, ceux qui te montrent leurs bijoux technologiques, ceux qui  te racontent leur Erasmus, ceux qui t’emmènent dans leur California flambant neuf, ceux qui qui t’espionnent depuis derrière leurs rideaux ? Je connais deux ou trois bleds vaudois où l’horizon est bien moins dégagé…

M : Moi ce que j’adore, c’est qu’on est les acteurs principaux d’un film qui s’appelle Strangers in Town. L’ouvrier en bâtiment nous montre son vin navarrais, sa liqueur aux herbes ou ses escargots, et le patron d’usine nous sort des tiroirs son Canon numérique, son vieux coucou à pellicule ou sa caméra GoPro qu’il met sur son casque pendant ses tours en vélo, mais au fond c’est tout pareil : voilà les Suédois, enfin, les Suisses, à quoi ils ressemblent ? Est-ce qu’on chasse aussi la perdrix, chez vous ?

D : Dire qu’on est tombé sur les deux seuls jours de l’année où il pleut sur les Bardenas… Et ça te fatigue pas trop, du coup, d’avoir ces essaims d’hispanophones autour de toi tout le temps ? J’ai quand-même le beau rôle, celui de  la marge observatrice, no hablo español : c’est toi qui es au front tout le temps !

M : Si señor, alors évidemment quand j’essaie de te traduire, c’est un peu comme si j’étais en train de jouer au tennis et que je te téléphonais pour t’expliquer que là, le père de Leticia a fait un joli coup droit et que là, j’ai tenté un amorti qui est tombé dans le filet, parce qu’ils se sont remis à me raconter une histoire les deux en même temps en fond de court… Enfin bon, je crois qu’ils nous aiment bien. Tiens regarde, Leti et la voisine mangent même de la quiche.

D : Et presque sans grimacer ! On se croirait à la maison, une sorte de brisolée en famille, avec le temps d’octobre qui va avec. Et c’est quand-même mémorable, le coup de la balade du dimanche en voiture dans ce parc australo-coloradesque, cette improbable remise de prix de course de vtt, cet observatoire en plein brouillard, ces discussions sur l’isolement et le besoin d’ailleurs avec les jeunes filles locales, l’histoire de la fabrique de tortillas mystérieusement incendiée, celle du village enseveli par la boue il y a deux jours (plusieurs versions des faits s’affrontent si je t’ai bien compris), les cigarillos et le moscatel dans le fauteuil de la chambre-salle à manger, le feu de cheminée pour faire sécher les pompes, le petit frère de quinze ans qui glande devant la wii… Et on en revient à cette soirée d’hier, inattendue, culte s’il en est.

M : Au fond, c’est quoi ? Des salades et des nuggets qui se savourent au Bar du Refuge, les rires de trois chicas, et ensuite un salon éclairé dans la nuit, un petit blanc local, un bouledogue qui traîne avec ses yeux d’insecte, une guitare, des accords trouvés sur le Net… Le partage, oui, mais surtout la façon qu’a chacun de goûter le moment pour soi-même, tu ne trouves pas ? La lesbienne qui rigole en voyant tout cela bien tourner et qui sort son djembé, la petite sœur qui filme avec son téléphone, la volubile qui s’absorbe dans un chant traditionnel, la douce qui fredonne – là encore, comme pour elle-même – le Cat Stevens que j’empoigne à la bébé guitare, avant de m’asseoir en arrière dans le fauteuil pour me saouler un peu à son sourire, et toi, là, avec ta clope dans l’encadrement de la porte, ni dedans ni dehors comme tu aimes, tu as vu comme tu fermais les yeux ?

D : Ok, je magnifie un peu. Mais ça ne sert à rien de tout rationaliser, non ? Et entre les lignes, tu l’admets, ça a donc bien quelque chose à voir avec ta petite mélancolie, tout ça. Tu sais, des chicas au sourire frondeur, il va y en avoir dans tous les Arguedas de toutes les Navarre que tu vas traverser. Et tu as six mois qui s’ouvrent devant toi. Il te faudra un cœur bien accroché.

M : Mais c’est très bien, la mélancolie. Et les six mois qui s’ouvrent. Et les sourires à découvrir. Et les gros tubes de feu de camp. Qui te parle de rationaliser ?

Mélancolique?

Mélancolique?

One Response to Dialogue aux fourneaux

  1. Timing is crucial

    Se hubiese quedado toda la noche del sábado, hasta ver amanecer, tarareando en voz baja la música que salía de esa guitarra barata.
    Se habría quedado toda la noche del lunes, aunque el concierto fuese un mes después, aunque de cenar hubiese hamburguesa.
    Después de todo, fueron solo tres días. Miradas fugaces. Mais c’est très bien, la mélancolie.

    http://www.youtube.com/watch?v=znz6r5W_mXk&feature=player_embedded#t=0s

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