Elle marche d’un pas rapide vers le lac, sur cette rive qui semble avoir été ravagée par un lointain incendie. Elle ramasse une longue branche blanche et nue, continue d’avancer en la portant contre son épaule, comme un étendard. Le jour s’est levé mais pas encore le soleil, le silence couvre les monts boisés tout autour de nous. J’ai dormi la nuit passée dans la petite maison de bois de Berta, qui me conduit, comme prévu hier soir, sur le lieu du drame, de son drame.

Plus haut sur les montagnes poussent les pehuenes, que les Espagnols ont appelé araucarias, de grands conifères qui vivent parfois jusqu’à mille ans. Leurs pignons ont nourri les indigènes Pehuenche pendant des siècles, et leurs descendants continuent de les récolter. Berta Quintreman, 78, 82 ou 84 ans – comme souvent sur ce continent, les chiffres ne sont pas clairs – est l’une d’entre eux. Elle vivait, jusqu’il y a neuf ans, au bord d’une forte rivière qui s’appelle le Bío Bío, dont elle entendait la rumeur depuis son foyer d’entre les arbres. En ce matin glacial qui enserre nos jambes et nos mains, sous nos yeux, le Bío Bío est une vaste étendue immobile : deux barrages l’ont transformé en « désert d’eau ». Réalisés par l’entreprise italo-espagnole Endesa, ils fournissent 10% du courant du principal réseau électrique chilien.

Elle s’avance vers le lac et me parle d’un homme, je crois, je ne comprends que très peu de ses paroles. Des paroles que l’on n’a pas néanmoins besoin de comprendre pour en percevoir la dureté. Soudain, comme pour me montrer ce qu’elle lui ferait, à cet homme, elle lève la branche morte de ses deux mains au-dessus d’elle, et la fracasse contre le sol. La branche se brise en deux. Berta me regarde brièvement. Puis reprend son soliloque, en maudissant ceux qui ont inondé son ancien verger. On en voit encore le sommet des arbres, blancs et nus, émerger du lac, et leur présence contre-nature, comme la bande de terre pelée marquant l’ancien niveau du lac sur les collines, dégage une ambiance de mort, au milieu de cet horizon de beauté. « A côté de ce pommier, là, au milieu, je suis née » me dit Berta en pointant du doigt l’une des silhouettes à moitié immergées. Puis elle retourne à sa colère. « Ce sont des bandits, des crapules. Des sans-esprits. Ils sont plus jeunes que moi, et ils pensent qu’ils comprennent ? Ils n’ont pas de connaissances. Mais ils mourront, eux aussi. Personne n’est éternel. »

Jusqu’en 2004, date de la construction des barrages, Berta et sa soeur Nicolasa ont tant lutté contre cela qu’elle sont devenues célèbres. Les « ñañas », ont-elles été appelées, « sœurs », en langue pehuenche, sont allées partout, des scènes rock de Santiago au Palais de la Moneda, alors résidence du président Ricardo Lagos, pour clamer leur refus de voir une partie de leur univers sacré disparaître. Mais la communauté de l’Alto Bío Bío était divisée, et une majorité a accepté d’échanger ses terres contre d’autres, plus loin du fleuve, et surtout contre des aides financières, la construction d’infrastructures, des formations et des bourses d’études. Aujourd’hui, c’est toujours l’une des plus pauvres du Chili, et les tarifs d’électricité, comme le taux de suicides et d’alcoolisme, y sont élevés.

Berta se tourne un instant vers le nord, où un sommet est lentement doré par le soleil levant. « Derrière cette montagne, il y a une grande réserve de pignons. C’est la pauvreté, ça ? Non. C’est la richesse. » Elle regarde à nouveau le lac. Je ne dis rien. Il fait froid. Elle sert les poings, et soudain sa voix se courbe. « J’ai toujours de la rage. » Elle détourne le visage. Je baisse mon appareil photo, protubérance soudain très gênante et très incongrue. Je regarde l’eau argentée, les peupliers orangés de l’automne, la brume qui s’accroche aux collines. Je pense à sa mère, à son père, à sa grand-mère qu’elle cite souvent, et qui vivent encore, ne cesse-t-elle d’affirmer, ici, avec elle, comme les esprits de la rivières. Esprit se dit « am » dans sa langue. J’ai cru un instant, en partageant le potage avec elle et sa famille, hier soir, qu’en prononçant ce mot elle me montrait qu’elle savait dire « âme » et connaissait ma langue.

Voilà des années que les « ñañas » ne font plus la une des journaux. Pourtant, le Chili vit, depuis quelques années, une forte polémique à cause d’un projet de deux barrages dans la sauvage région d’Aysén, tout au sud de la Patagonie. On peut trouver tout à fait raisonnables les arguments de ceux qui soutiennent qu’utiliser les vastes ressources hydrauliques du pays, au vu de l’augmentation constante de la consommation d’électricité, vaut mieux que de construire des centrales nucléaires ou importer du gaz et du charbon. On peut au contraire combattre l’altération d’un paysage encore vierge, la construction d’une interminable ligne à haute tension pour ramener le courant vers le centre habité du pays, et vouloir chercher d’autres solutions aux besoins énergétiques.

De même, à Ralco, il suffit d’écouter la façon dont certain expert énergétique de Santiago parle d’elle, de voir le petit sourire et le regard de l’ingénieur José, employé par une fondation financée par Endesa, quand il m’a demandé laquelle des sœurs vit encore « là-haut » ; d’entendre même la voisine amère de Berta décrire avec un peu de mépris comment les Quintreman gesticulaient « pour les caméras » tandis qu’elle et ses proches combattaient vraiment l’Etat et Endesa, pour comprendre que beaucoup détestent « la ñaña ». Il suffit aussi de regarder Eduardo, son fils, et Karmen, la bénévole revenue l’aider comme à l’époque de la lutte, de les voir s’en occuper avec humour et patience, pour comprendre à quel point d’autres l’aiment, voire la vénèrent.

Mais ces sentiments extrêmes de part et d’autre ne disent pas grand-chose, au fond, de la simplicité des faits, d’une vérité brute et irréductible. Celle d’une femme qui vit sa spiritualité non dans des mots mais dans la terre et les rivières. D’une forte et intimidante individualité qu’aucun film, aucune photographie ne capturera vraiment. D’une vieille dame débordant encore de colère, près de dix ans après, en se tenant debout, les poings serrés, face à l’immense partie de son monde qu’on lui a arrachée, blessure que jamais  ̶ dussent ses voisins chiliens réussir un jour à la convaincre de la nécessité des barrages pour éclairer leurs villes, hypothèse totalement improbable – blessure que jamais elle ne pourra comprendre ni accepter.