Presque fictif (3)
Bonjour ! Je m’appelle Manuel, j’ai la trentaine, et j’ai décidé d’acheter un appartement à Lisbonne.
Il est lundi midi, la pluie tombe par intermittence, et la lumière descend en cascades sur la ville, ricoche sur le Tage et sur le métal des ponts, coule dans les rues de pierres blanches et entre les arbres encore verts. J’entre dans mon Opel Agila, une chemise ouverte jusqu’au quatrième bouton et des chaussettes dépareillées dans mes Birkenstock, je pousse un peu les cadavres de briques de lait pour faire de la place à mon coéquipier suisse, je mets le contact, on est parti !
Le premier appartement à visiter est situé dans un bel immeuble du quartier Campo de Ourique, tranquille, cossu, aux trottoirs tapissés de feuilles. C’est une sorte de bureau pour coopérative d’enseignants au dernier étage, il y aurait plein de choses à transformer partout, et puis c’est trop grand, alors je dis merci beaucoup, et j’emmène mon coéquipier suisse manger au restaurant Trempe, dans le coin. C’est un petit restau en longueur, avec des lampes suspendues par des chaînes, des poutres au plafond, des étagères remplies de bouteilles de vin. A la télé, on nous informe que les fonctionnaires vont participer à la grève générale convoquée par les syndicats, le 14 novembre.
Il est 13h, seules deux tables sont pour l’instant occupées. J’explicite avec délice à mon hôte les noms des plats, les pataniscas de bacalhau com arroz de feijão, la perdiz estufada a moda do Alentejo, les churrasquinhos de vitela à Trempe, la carne de porco a Alentejana. Finalement, on prend un peu de tout. La télé informe qu’il « n’existe aucune base objective pour dire qu’il y aura un retour de la croissance au 2e trimestre 2013 ». Les serveurs me disent « tu », c’est peu courant, et c’est ce qui me plaît, ici, outre la nourriture bien sûr, qui est vraiment délicieuse : le coéquipier suisse est aux anges.
A 14h30, nous sommes dans un autre quartier, rue de São Lazaro, près de l’Institut Goethe et de plusieurs minuscules tailleurs asiatiques. Je reçois mon 28e appel d’un numéro commençant par 900, je ne sais plus quel agent immobilier a quel numéro, car j’en ai appelé une vingtaine depuis deux jours. Je dis toujours « obrigado » plein de fois, ainsi que « viva », qui est une belle manière de dire bonjour, et « até já », qui signifie « à tout à l’heure ».
Nous visitons l’appartement, une sorte de colocation géante, il y a plein de pièces curieusement agencées et un petit chien en plastique à côté de l’annuaire, je dois expliquer à l’agent moustachu et au propriétaire rasé que mon coéquipier qui les mitraille n’est pas un infiltré de la concurrence, mais juste un touriste suisse, japonais sur les bords. C’est cher (250’000 euros), il y a une terrasse mais trop de trucs à changer, on renonce, on retourne vers Campo de Ourique, et je m’excuse auprès de mon coéquipier de devoir répondre toutes les cinq minutes, littéralement, à l’un de mes deux téléphones.
Devant la piscine, on a rendez-vous avec Mimi. En fait, Mimi nous appelle de la fenêtre, car elle est déjà dans le petit immeuble où elle a deux apparts à nous faire visiter, rue Correia Teles. Ce sont des petits deux-pièces bleus et blancs vendus 95’000 et 105’000 euros, car entièrement rénovés. Je demande à Mimi des renseignements sur la largeur de la pièce donnant sur la rue : 3 mètres ? Plus ou moins, répond Mimi, qui fait consciencieusement trois grands pas d’un mur à l’autre, avec son sac à main léopard. Il y a deux ouvriers dans la cuisine, en train de finir les agencements. Mon coéquipier aimerait bien les mitrailler eux aussi, mais ils nous regardent tellement qu’il n’ose pas. On remercie Mimi, et on s’en va.
C’est l’après-midi, et largement l’heure de manger. Dans ce quartier, tranquille et cossu, se trouve justement la pâtisserie Aloma, qui a reçu la distinction du « meilleur pastel de nata de Lisbonne 2012 ». Et franchement, man, c’est vraiment la meilleure tartelette du genre. Petite, mais délicieuse, pas tout à fait cuite, donc fragile, et néanmoins ferme, encore chaude, exquise sans rien ou avec une pincée de cannelle. Il y a seulement cinq petites tables rondes dans la confiserie. On attend, assis à l’une d’entre elles, la fin d’une averse soudaine.
On commence à être fatigués, alors on visite un dernier appartement, rue Correia Teles aussi, à deux pas. Rénové, deux chambres, une penderie et un magnifique salon. Le proprio a des lunettes, parle excellemment le français comme beaucoup de Portugais de sa génération, et souligne l’importance d’avoir une grande salle de séjour plutôt qu’une grande chambre, car « on ne vit pas au lit ». Enfin, « si, on vit aussi au lit… » Et le petit quinqua francophone sourit. Très beau, mais 200’000 euros, je vais réfléchir. Une fois que j’aurai visité quelques brassées supplémentaires d’appartements à acheter à Lisbonne…
Ah oui, et le soir, j’emmène encore mon coéquipier suisse manger chez ma belle-famille, et ensuite dans un bar branché qui s’appelle la Pension de l’Amour. Je suis crevé, mon invité suisse m’offre un verre de Pedras, une eau minérale qui se boit divinement avec des glaçons et une rondelle de citron, ça me fait divinement roter comme s’il n’y avait plus de lendemain. Mon invité note cette phrase dans son carnet et boit, lui, une bière portugaise, la barmaid lui a fait un joli sourire, il a l’air heureux, je crois.